Patrick Germain
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Décembre 2023 – Je suis rentré chez Messier-Hispano-Bugatti en 1980 comme rédacteur technique de manuels d’entretien équipements, à Montrouge. J’avais 27 ans et je ne pensais pas rester longtemps dans cette société à l’aspect ancien et curieusement installée dans un capharnaüm de hangars d’usine, de petits immeubles et appartements pavillonnaires du vieux Montrouge, rue Fénelon et adjacentes, face à un cimetière !

A l’époque, la documentation technique après-vente, les Tech Pubs, représentaient déjà un énorme volume avec les trains d’atterrissage et systèmes divers de Concorde, des premiers Airbus A300 puis A310, d’hélicoptères et de tous les avions Dassault civils et militaires, plus quelques extras comme les amortisseurs de centrales nucléaires ou des équipements de SNLE. Nous travaillions dans des bureaux répartis au petit bonheur dans des appartements pavillonnaires et des algécos, et dans un hangar bas de plafond et sans fenêtre baptisé le sous-marin. On suspendait les plans d’atterrisseurs de plusieurs mètres de long comme on pouvait et on s’éclairait avec ces fameuses lampes industrielles Jielde aujourd’hui très prisées des brocanteurs et des amateurs de déco vintage. C’était pourtant propre et entretenu, on repeignait même la moquette murale !

Cette documentation remplissait bureaux, couloirs et caves de pavillons en meulière et coûtait des fortunes à imprimer et à mettre à jour page par page chez des sous-traitants. Ceux-ci conservaient les stocks, imprimaient, colisaient et expédiaient ensuite aux compagnies aériennes dans des quantités invraisemblables. Car rédacteur technique, tu étais traduit, imprimé en centaines d’exemplaires et lu dans le monde entier, anonymement et normalisé !

Toute cette doc était faite quasiment à la main. Il n’y avait pas d’informatique. Les rédacteurs écrivaient au stylo à bille, les dessinateurs faisaient de magnifiques vues en perspective à la main, qu’on collait sur des pages dactylographiées avec des machines IBM à boule. Il n’y avait pas d’écran. Les machines à écrire enregistraient chaque page sur une carte magnétique souple. On mettait la carte dans la machine et avec sa boule, elle pouvait recracher une page corrigée en quelques… dizaines de secondes. Une carte par page, 100 à 200 pages par manuel, des centaines de manuels, des dizaines de milliers de cartes…

Les nomenclatures étaient réalisées sur une énorme machine qui enregistrait sur une carte perforée chaque ligne de 80 caractères correspondant à une pièce élémentaire d’équipement ! Il pouvait donc y avoir plusieurs centaines de cartes par manuel, à ranger dans des kilomètres de rayonnages et cela permettait de générer les répertoires alphanumériques de pièces…

Et puis l’informatique est arrivée, des écrans ont commencé à apparaître ici et là, reliés à un mystérieux central que personne ne voyait ou ne savait même où il était… sauf Action Directe qui l’a attaqué en 1984. On pouvait lire les nomenclatures de bureaux d’étude sur des écrans monochromes en petits caractères verts, au moyen d’obscures transactions… TB02… TB04… À la doc, j’ai de suite regardé dans ces lucarnes et commencé à pressentir leur potentiel.

Dans les années 80, première révolution, la doc s’équipe d’un système de production documentaire à la pointe du progrès d’alors (Wang OIS140). Je me retrouve progressivement, avec mon compère Dominique, à la tête d’une extraordinaire unité centrale de 80 Mo seulement mais qui occupait une salle climatisée entière. Les disques étaient plus larges que des plats à tarte et les têtes de lecture y atterrissaient de temps à autre, provoquant de mémorables pannes et nuits blanches. Mais tout était sauvegardé sur plus de 3000 disquettes souples de 8 pouces de diamètre. On les rentrait dans un lecteur de disquette gros comme un four, qui faisait klong à chaque fois ! 3 opératrices de saisie étaient occupées à dactylographier et mémoriser les manuels sur les disquettes via d’énormes et profonds écrans monochromes et des claviers en tôle inaltérables capables de résister à tout. Ils avalaient sans broncher les cendres des mégots machouillés au-dessus quand les opératrices s’énervaient un peu trop à taper violemment sur la touche retour pour tenter d’accélérer la rentrée des données ! Les pages étaient imprimées sur d’énormes et bruyantes imprimantes électro-mécaniques à marguerites dont les pétales, un par caractère, cassaient régulièrement.

C’était pourtant moderne, à l’époque Word fonctionnait encore sous MS-DOS via des commandes à taper sur les premiers PC à disquette.

Vers 1989 j’installe la première imprimante laser capable de faire aussi le fond de page, car jusqu’à présent on travaillait encore sur de coûteux pré-imprimés avec le logo de la société. Mais on continuait à coller les illustrations à la main et le bâton de colle UHU était l’outil indispensable du rédacteur technique !

Ça ne pouvait pas continuer comme ça et en 1991, nouvelle révolution, on change de système documentaire et j’en suis le chef de projet, chargé de trouver le système sur le marché, de l’installer, le paramétrer et de former les rédacteurs. Car dorénavant ils pourront rédiger et mettre à jour eux-mêmes les manuels à l’écran. Ça tombait bien, les opératrices fatiguées partaient pour une retraite méritée ! Ils pourront y insérer les illustrations issues de CAO Catia et même y réaliser directement des schémas dans la page ! C’est l’arrivée de la PAO (Publication Assistée par Ordinateur). Les écrans sont des stations de travail et affichent la page complète taille réelle, même en A3 ! À une époque où Word est encore un outil de secrétaire sur les premiers Windows, nous avons nos manuels entiers dans des livres électroniques pilotés par des matrices qui règlent format et présentation, classés dans des dossiers, des tiroirs et des armoires électroniques qu’on ouvre, ferme et balade à l’écran avec une souris 3 boutons. L’écran est vierge, sans barre de menu, ne contient au départ qu’une armoire et une corbeille. C’est le bouton du milieu de la souris qui fait apparaître des menus contextuels. Pour mémoire, c’est un système américain qui avait été retenu, Interleaf, qui sera tué à son tour par le progrès, après avoir été pourtant le premier système de production documentaire WYSIWYG (what you see is what you get) !

En effet, en doc technique, sous l’impulsion de nouvelles normes visant à réduire les coûts, notamment sur les programmes militaires, on ne parle plus de manuel papier, mais de tâches élémentaires que l’on doit assembler et enchaîner pour accomplir une maintenance. Ces tâches sont écrites au format XML restituable à l’écran, XML dont le petit frère HTML donnera naissance à Internet, avec ses liens de navigation hypertexte. La logique de page papier d’Interleaf ne convenait plus.

Agir n° 92Car c’est bien Internet la nouvelle révolution qui s’annonce. Et même si je produis en 1997, comme mes confrères de SNECMA, des collections de manuels sur CD-ROM, plus légers à expédier, je perçois tout le potentiel de ce média qui va progressivement permettre aux compagnies aériennes de consulter la doc en ligne sur écran, supprimant toute une chaîne d’impression-diffusion-réception-classement. C’est du gagnant-gagnant pour les avionneurs, équipementiers, compagnies aériennes et leurs ateliers de maintenance réparation.

L’arrivée d’Internet change ma vie professionnelle comme elle va changer la vie professionnelle et privée de tout le monde. À l’époque, la doc a des liens historiques étroits avec la Communication chez Messier, depuis un lointain salon aéronautique à Sydney, et c’est tout naturellement qu’on vient me chercher en 1997 pour le premier site Internet de la société.

J’ai déjà bricolé mon premier site perso au bloc-notes Windows chez Compuserve en 1996, en écrivant les balises à la main, mais là c’est du sérieux, il s’agit de faire la vitrine de la société ! Avec un prestataire externe nous concevons la première page d’accueil et les premières rubriques et il y a naturellement une entrée Tech Pubs (listes de CMM et de Service Bulletins) dans un souci de service à offrir aux clients.

1er site Internet Messier-Bugatti en 1997

Internet c’est magique et je suis toujours autant émerveillé aujourd’hui de pouvoir mettre en ligne instantanément textes et images à disposition du monde entier, au moyen de logiciels toujours plus faciles à utiliser, permettant de se concentrer sur la qualité du contenu.

Le premier site Messier a été fait avec Microsoft FrontPage mais très vite Dreamweaver est devenu à l’époque l’outil du webmaster professionnel, métier que je me suis créé sur mesures chez Messier.

En 2000, je rejoins la Direction Informatique comme webmaster technique, travaillant en étroite collaboration avec la Communication et d’autres départements de la société sur des projets de portails de communication, d’e-achats ou d’e-services.

L’informatique a envahi tous les secteurs de la société entre temps, on a maintenant une messagerie et des applications Lotus Notes à la disposition de tous.

L’idée vient naturellement de les rassembler au travers d’une page web de navigateur que nous mettons à disposition de tous. C’est l’ancêtre de l’intranet.

1er intranet Messier-Bugatti en 2000

En 2001, à l’occasion d’un salon NTIC à l’usine de Molsheim, nous réalisons avec Dreamweaver une maquette de ce que pourrait être un vrai portail Intranet, avec un faux login et de faux widgets. Je me souviens des ouvriers de Molsheim, qui avaient déjà tous Internet à la maison, et qui me demandaient pourquoi on ne pouvait pas avoir quelque chose de semblable dans l’entreprise.

Maquette intranet 2001

 

La maquette est tellement réussie que nous décidons de la mettre en production et de la tenir à jour avec les actus de la société tout en y connectant les applications existantes Lotus Notes. Son cœur est constitué d’un moteur de menus en 1500 lignes de javascript, que je réutiliserai en externe pour des sites persos. L’intranet est né, il prendra plus tard le nom de bee.com, inspiré par l’abeille butineuse et par l’intranet du groupe nommé Nectar.

Les évolutions se succèdent. En 2002 la direction de la communication du groupe décide d’uniformiser les sites Internet des sociétés du groupe et adopte SPIP comme outil de publication, un logiciel déjà utilisé à l’époque par les sites en .gouv.fr. Pour la première fois, on peut rédiger et publier à l’écran directement sans trop de connaissances informatiques, même si on s’appuie désormais sur une base de données et si on a toujours besoin d’un développeur pour créer les styles et l’interface.

 

Site Internet Messier-Bugatti 2002

Nous adoptons naturellement le même système pour l’Intranet, par souci d’harmonisation.

Entre temps, lassé par la complexité des projets web et leurs incessantes évolutions, par la multiplication des langages dans tous les sens, requérant des spécialisations de plus en plus poussées, je rejoins en 2005 la Communication pour à nouveau réaliser du contenu plutôt que du contenant. La boucle est bouclée avec mon premier métier de rédacteur technique. Me voici webmaster éditorial, en fait journaliste d’entreprise, interviewant de l’ouvrier au PDG sur tous les nouveaux produits, services, méthodes, projets, innovations qu’une entreprise du groupe Safran réalise en permanence. Ces quelques 10 années passées à la Communication ont été les plus riches, les plus belles et les plus passionnantes.

Le groupe avait son propre Intranet, appelé Nectar, et chaque société avait le sien. Naturellement, le groupe a eu la volonté de construire un vrai Intranet groupe et en 2010, c’est le début de la formidable aventure Insite, un projet ambitieux qui vise à donner à chacun des quelques 65000 collaborateurs du groupe sa propre page d’accueil, soit 65000 pages d’accueil à gérer ! C’est Microsoft Sharepoint qui a été retenu et l’objectif est atteint en 2012 : chacun se connecte à une page dont le contenu est construit à l’instant, dépend du groupe, de sa langue, de sa société d’appartenance, de son établissement, des outils métier qu’il utilise et de ses préférences. Des centaines de contributeurs sont formés dans le monde entier afin d’alimenter les contenus plus spécialisés comme les pages RH, Qualité, Moyens Généraux ou Environnement, ou encore la communication locale. Je suis très heureux d’avoir participé à cette œuvre qui perdure aujourd’hui, l’occasion de nombreuses réunions de travail groupe toujours animées et enrichissantes.

Parallèlement, je scénarise et storyboarde des films d’animation sur les systèmes de freinage et d’atterrissage que je fais réaliser par un prestataire. La cerise sur le gâteau de ma carrière à la communication viendra avec l’arrivée des iPad : avec le responsable marketing du taxiage électrique, on conçoit et fait développer une application interactive qui offre film d’animation, fonctionnement du système en 3D, vues tournantes écorchées, schémas explicatifs et simulation des gains pour les compagnies aériennes en fonction du coût du dollar, du nombre et type d’avions exploités et des étapes qu’ils réalisent.

C’est le moment où la limite d’âge m’atteint, en 2013. Mais on n’abandonne pas ses passions ! Et c’est tout naturellement que je mets depuis à disposition des TPE/PME mon expérience pour faire leurs sites Internet. Je les forme même à la mise à jour ensuite, grâce à l’outil WordPress. Au départ outil de blog, WordPress est devenu le premier outil de publication Internet dans le monde tant sa facilité est reconnue, car son interface ne contient au départ que ce dont vous avez réellement besoin pour publier. Vous choisissez le style dans un catalogue de plusieurs milliers de références gratuites que vous personnalisez au client. Vous pouvez l’enrichir ensuite d’extensions à choisir parmi des centaines pour lui donner des fonctions répondant à des besoins professionnels. Tout est adapté à la consultation sur smartphone. C’est l’outil qui est utilisé aujourd’hui par les contributeurs du site Internet acam-safran.fr, et qui est devenu pour moi un jeu intellectuel !

© Patrick GERMAIN pour ACAM


Historique Internet

 

1er site Internet Messier-Bugatti en 1997

1er site Internet en mai 1997 (HTML, Microsoft FrontPage)

 

 

Site Internet Messier-Bugatti en 1999

Site Internet en 1999 (HTML, Dreamweaver), la dircom de l’époque aimait bien le bleu

 

 

Site Internet Messier-Bugatti en 2001

Site Internet en 2001 (HTML, Dreamweaver) : en plus des Tech Pubs, il y a une entrée fournisseurs

 

 

Site Internet Messier-Bugatti en 2002

2002 : site Internet sous SPIP (PHP/MySQL), charté groupe SNECMA

 

Site Internet Safran Messier-Bugatti en 2011

Site Internet en avril 2011, le groupe Snecma est devenu Safran

 

Site Internet Safran après fusion Messier-Bugatti-Dowty

Site Internet en mai 2011, après la fusion Messier-Bugatti et Messier-Dowty. Mes films d’animation sont en page d’accueil


Historique Intranet

1999, ancêtre de l’intranet : une simple page web inspirée du premier site Internet, avec des liens sur des applications Lotus Notes :

1er intranet Messier-Bugatti en 2000

Maquette Intranet d’un faux portail pour salon NTIC en 2001, avec un faux login et de faux widgets (HTML, Dreamweaver) :

Maquette intranet 2001

 

Mise en production fin 2001 (HTML, Dreamweaver). Il n’y a pas de login. En haut, des liens pointent vers des contenus Groupe Snecma. Il y a un convertisseur franc/euro en javascript.

 

L’Intranet est légèrement recharté en 2002 (HTML, Dreamweaver) et met en évidence Nectar, le nouvel Intranet Groupe SNECMA :

Intranet 2002

 

L’intranet est baptisé bee.com en 2003 : il est toujours géré par un seul webmaster avec Dreamweaver :

Intranet bee.com en 2003

 

En 2005, l’intranet vient sous SPIP sur base de données PHP/MySQL pour permettre plus de contributeurs. SPIP est un système de publications d’articles dans des rubriques et l’interface contributeur est radicalement différente du résultat publié. Le contributeur non informaticien doit avoir recours à une bibliothèque de codes pour publier :

Interface SPIP

L’interface SPIP

 

Intranet en 2005

Bee.com en 2007 : la DSI impose un système propriétaire complexe d’un coût élevé sous langage J2EE de l’éditeur BEA, qui introduit l’authentification et une certaine personnalisation, transparente pour l’utilisateur. Le bandeau groupe avec Nectar est plus présent. Le portail groupe Insite viendra nous délivrer de cette expérience malheureuse pour les contributeurs !

Intranet en 2007