Article des Échos du 19/03/2008

L’ÉQUIPEMENTIER AÉRONAUTIQUE PROPULSÉ PAR SES MOTEURS

En bon existentialiste, Jean-Paul Sartre soutenait que «le péché est né avant la vertu, comme le moteur est né avant les freins». On peut dire que, dans le cas de Safran, c’est le moteur qui a sauvé l’entreprise de ses péchés et que les freins constituent une part non négligeable de son avenir. L’acquisition de Sagem par Snecma en 2005 figurera dans les annales comme une erreur stratégique de taille. Sa principale finalité aura été d’assurer une fin de vie décente à une entreprise (et à ses actionnaires) en bout de course, et au passage d’alléger la tutelle de l’Etat sur le premier équipementier aéronautique français. Mais c’est souvent ainsi que se restructure l’industrie française, dans la douleur et les arrangements de couloir.

Le démantèlement de l’ancien empire de Pierre Faurre étant en bonne voie, avec la vente des activités de communication, les télécoms en janvier dernier et les mobiles d’ici à quelques mois, il est temps de revenir aux fondamentaux.

Et ceux de Safran restent solides dans un environnement qui se brouille à grande vitesse. Quand Louis Gallois, le président d’EADS, souligne, comme la semaine dernière, que sa filiale Airbus entend désormais payer ses fournisseurs en dollars, il ne fait que rappeler que l’avionneur européen va accentuer la pression sur ses équipementiers.

Safran, l’un des premiers d’entre eux, qui avec ses moteurs, ses trains d’atterrissage, ses freins et ses câbles produit déjà près du tiers de la valeur d’un avion, est prévenu. Il n’avait pas besoin de ce rappel d’ailleurs puisque, sur la seule année 2007, le dollar lui a coûté près de 370 millions d’euros, soit plus de la moitié de son résultat opérationnel. En apparence, la position d’un équipementier aéronautique est donc aujourd’hui très inconfortable : deux grands clients, Boeing et Airbus, qui font la loi, un dollar qui lamine les marges et une récession américaine qui risque de jeter un coup de froid sur tout le secteur. Pas de quoi pavoiser, même si la conjoncture exceptionnelle du transport aérien depuis quelques années a donné de l’oxygène à tous les acteurs de la filière.

Heureusement, Safran est sauvé par sa martingale. Elle porte trois lettres magiques : CFM. Cette société montée à parité avec l’américain General Electric en 1974 pour produire un moteur de moyenne puissance équipant les avions monocouloirs s’est avérée être l’un des plus grands succès commerciaux de toute l’histoire de l’aéronautique. Le CFM56 équipe 100 % des Boeing 737 et plus de la moitié des Airbus A320, les deux best-sellers de l’aéronautique civile. Les revenus de cette seule activité – 5 milliards de dollars pour Safran, autant pour GE – représentent encore autour des deux tiers de l’activité moteurs civils, le coeur de Safran (50 % du chiffre d’affaires) et sa principale source de profits.

Car un motoriste n’est pas un sous-traitant comme les autres. Le moteur est le seul élément de l’avion à disposer de son propre certificat de navigabilité et, surtout, c’est le client final, la compagnie aérienne, qui dans la plupart des cas choisit son moteur. De plus, les barrières technologiques à l’entrée sont tellement considérables qu’il n’y a que quatre grands motoristes dans le monde (GE, Pratt&Whitney, Rolls-Royce et Safran) qui s’allient régulièrement entre eux pour supporter les coûts de développement des nouveaux engins et minimiser les risques d’échec commercial. Enfin, le modèle économique d’un moteur d’avion n’a rien à voir avec celui d’une automobile et se rapproche plus de celui des fabricants d’imprimantes ou de consoles de jeux : le profit se fait sur les consommables.

En effet, sa durée de vie est d’au moins trente ans et il doit être entièrement révisé tous les cinq à sept ans. Résultat, le moteur est généralement vendu à prix coûtant et la marge se construit sur la maintenance et les pièces de rechange. Au total, un moteur génère plus de trois à quatre fois sa valeur d’achat initiale. En termes de récurrence et de visibilité à long terme, on fait difficilement mieux puisque les contrats de maintenance se signent sur vingt ans. L’an dernier, le résultat opérationnel de cette division a représenté, en dépit de l’effet dollar, près de 13 % du chiffre d’affaires, soit plus que la marge d’un constructeur comme Airbus.

Le revers de la médaille, c’est le manque de réactivité d’une telle activité. Le succès d’aujourd’hui provient d’un positionnement bâti il y a vingt-cinq ans avec l’un de ses concurrents sur un seul produit. Qu’en sera-t-il demain, notamment au moment du renouvellement des B737 et A320 ? La prudence pousse à diversifier ses revenus pour pallier le risque d’un échec commercial. D’abord dans les autres catégories de moteurs, où Safran a conclu d’autres partenariats. Puis dans les moteurs d’hélicoptère avec l’acquisition de Turbomeca en 2000.

Dans le même temps, surfant sur la tendance des avionneurs à confier à des équipementiers des fonctions entières de l’avion, la firme s’est renforcée dans les trains d’atterrissage et les freins (Hispano-Suiza, Messier, Dowty) et le câblage avec l’acquisition de Labinal en 2000. Ces activités dans lesquelles le groupe détient des positions mondiales sont moins juteuses que les moteurs, mais plus souples et elles gagnent en valeur ajoutée. On a vu l’importance du câblage dans les déconvenues récentes de l’A380 et le modèle économique des freins se rapproche de celui des moteurs avec une part importante de consommables. A l’avenir, c’est vers l’électronique de commande, très importante dans le contrôle des moteurs et des freins, que va s’orienter l’appétit d’acquisition. D’ailleurs, si Safran s’est délesté de la majorité des activités de Sagem, il a gardé la branche défense et sécurité et, bien sûr, ses précieux ingénieurs électroniciens. Celle-ci est présente dans l’aéronautique avec ses dispositifs de navigation et ses drones, mais aussi dans l’armement terrestre et dans la biométrie et le contrôle d’accès. Des activités en croissance mais plutôt loin du coeur des préoccupations d’un groupe centré sur l’aviation. La direction argue de la présence de tous ses concurrents dans le domaine de la défense pour justifier cet état de fait. Il n’est pas interdit de penser que, si des occasions de consolidation se présentent dans le domaine des cartes à puce ou de la biométrie, le groupe en profitera pour achever son recentrage sur l’aéronautique. Même si, pour l’instant, il affirme le contraire.

Au total Safran se positionne dans le quintette de tête des grands équipementiers mondiaux, au coude-à-coude avec Thales et Rolls-Royce mais loin derrière les géants américains GE, UTC et Honeywell. Aux Etats-Unis, le paysage est désormais bien stabilisé entre les grands maîtres d’oeuvre que sont Boeing, Lockheed Martin et Northrop Grumman, qui produisent de moins en moins d’organes, et les gros équipementiers qui les fournissent en fonctions complètes. Le paysage est plus morcelé en Europe avec des acteurs encore très intégrés, comme EADS, d’autres qui sont à la fois systémiers et équipementiers, comme Thales, et des équipementiers purs, comme Safran, qui aspirent à monter en valeur ajoutée. Une situation instable porteuse d’autant d’opportunités (Airbus accroît sa sous-traitance) que de risques (rumeurs récurrentes de fusion avec Thales).

Après la diversification fonctionnelle, reste enfin à Safran à répartir ses risques géographiquement. D’abord, et c’est la priorité, en accroissant ses achats et sa production dans les pays de la zone dollar. D’ici à 2010, la moitié des achats et du personnel seront situés dans ces pays. Ensuite en développant les collaborations avec les acteurs émergents, du Brésil (Embraer), de Russie (Sukhoi) ou de Chine. D’ici vingt ans, ils devraient représenter un quart à un tiers du chiffre d’affaires contre moins de 10 % aujourd’hui. Et vingt ans dans ce métier, c’est l’avenir immédiat, peut-être juste l’espace qui sépare le péché de la vertu.

Auteur : Pescande@lesechos.fr

le 19/03/2008